La justice conçue sous l'Ancien Régime comme vengeance sur le corps - Foucault

Publié le par Sébastien FRACHEBOIS

Cet  extrait ouvre le travail de Foucault Surveiller et Punir . Il s'agit d'un document reproduit par Foucault et qui rapporte avec précision le supplice que l'on fit subir à Damiens, qui essaya le 5 janvier 1757 de tuer Louis XV. La châtiment pour cette tentative de régicide déploie tout un panel de violences faites au corps du supplicié, qui sera en fin de compte brûlé et dispersé au vent . Ce n'est nullement la "personne" de Damiens qui est alors visée par le châtiment (peu importe qu'il se "repente" : ce qui compte lorsqu'il fait amende honnorable, c'est qu'il se "soumette"), mais uniquement son corps qui est la matière où la puissance royale vient se réactiver, de façon spectaculaire, aux yeux de tous.

Foucault, Surveiller et Punir, chap 1 "Le corps des condamnés", ed° TEL Gallimard, 1975, p9

"Damiens avait été condamné, le 2 Mars 1757, à "faire amende honnorable devant la principale porte de l'Eglise de Paris", où il devait être "mené et conduit dans un tombereau, nu, en chemise, tenant une torche de cire ardente du poids de deux livres", puis, " dans le dit tombereau, à la place de Grève, et sur un échafaud qui y sera dressé, tenaillé aux mamelles, bras, cuisses et gras des jambes, sa main droite tenant en icelle le couteau dont il a commis le dit parricide, brûlée de feu de soufre, et sur les endroits où il sera ténaillé, jeté du plomb fondu, de l'huile bouillante, de la poix résine brûlante, de la cire et soufre fondus et ensuite son corps tiré et démembré à quatre chevaux et ses membres et corps consumés au feu, réduits en cendres et ses cendres jetées au vent".

A quelle conception de la justice nous renvoie une telle pratique du supplice ? Foucault développe ainsi son propos, quelques pages plus loin. La pratique du supplice ne doit pas être comprise comme un débordement incontrôlé de violence exercé par des instances judiciaires qui ne contrôleraient plus leur action. Tout au contraire, la pratique judiciaire du supplice est parfaitement codifiée, réglée, normée et elle a un sens éminemment politique.

 

Foucault, Surveiller et Punir, chap 1 "Le corps des condamnés", ed° TEL Gallimard, 1975, p 44

" Le supplice pénal ne recouvre pas n'importe quelle punition corporelle : c'est une production différenciée de souffrances, un rituel organisé pour le marquage des victimes et la manifestation du pouvoir qui punit; et non point l'exaspération d'une justice qui, en oubliant ses principes, perdrait toute retenue. Dans les "excès" des supplices, toute une économie du pouvoir est investie".

Quel est alors le sens politique de cette conception de la justice ? C'est ce que dévoile Foucault un peu plus loin encore. La pratique du supplice, dont celui de Damiens n'est que l'exemple le plus extrême compte tenu de la nature du crime, a d'abord pour fonction de manifester aux yeux de tous la puissance du royale et de réactiver son pouvoir, de le revivifier en quelque sorte.

 

pp 58-59

"Le supplice judiciaire est à comprendre comme un rituel politique. Il fait partie, même sur un mode mineur, des cérémonies par lesquelles le pouvoir se manifeste. (...)

Le crime, outre sa victime immédiate, attaque le souverain; il l'attaque personnellement puisque la loi vaut comme la volonté du souverain; il l'attaque physiquement  puisque la force de la loi, c'est la force du prince (...) L'intervention du souverain n'est donc pas un arbitrage entre deux adversaires; c'est même beaucoup plus qu'une action pour faire respecter les droits de chacun; c'est une réplique directe à celui qui l'a offensé. "L'exercice de la puissance souveraine dans la punition des crimes fait sans doute une des parties les plus essentielles de l'administration de la justice" (D. Jousse, Traité de justice criminelle, 1777). Le châtiment ne peut donc pas s'identifier ni même se mesurer à la réparation du dommage; il doit toujours y avoir dans la punition au moins une part, qui est celle du prince : et même lorsqu'elle se combine avec la réparation prévue, elle constitute l'élément le plus important de la liquidation pénale du crime. Or, cette part du prince en elle-même n'est pas simple : d'un côté elle implique la réparation du tort qu'on a fait à son royaume (désordre instauré, l'exemple donné, ce tort considérable est sans commune mesure avec celui qui a été commis à l'égard d'un particulier) ; mais elle implique aussi que le roi poursuive la vengeance d'un affront qui a été  porté à sa personne.

Le droit de punir sera donc comme un aspect du droit que le souverain détient de faire la guerre à ses ennemis : châtier relève de ce "droit de glaive, de ce pouvoir absolu de vie ou de mort dont il est parlé dans le droit romain sous le nom de merum imperium, droit en vertu duquel le prince fait exécuter sa loi en ordonnant la punition du crime" (P.F. Muyart de Vouglans, Les lois criminelles de France, 1780). Mais le châtiment est une manière aussi de poursuivre une vengeance qui est à la fois personnelle et publique, puisque dans la loi la force physico-politique du souverain se trouve en quelque sorte présente (...)

Le supplice a donc une fonction juridico-politique. Il s'agit d'un cérémonial pour reconstituer la souveraineté un instant blessée. Il la restaure en la manifestant dans tout son éclat. L'exécution publique, aussi hâtive et quotidienne qu'elle soit, s'insère dans toute la série des grands rituels du pouvoir éclipsé et restauré (couronnement, entrée du roi dans une ville conquise, soumission des sujets révoltés) ; par dessus le crime qui a méprisé le souverain, elle déploie aux yeux de la foule une force invincible. Son but est moins de rétablir un équilibre que de faire jouer, jusqu'à son point extrême, la dissymétrie entre le sujet qui a osé violer la loi, et le souverain tout-puissant qui fait valoir sa force. (...) il doit y avoir, dans cette liturgie de la peine, une affirmation emphatique du pouvoir et de sa supériorité intrinsèque. Et cette supériorité, ce n'est pas simplement celle du droit, mais celle d ela force physique du souverain s'abattant sur le corps de son adversaire et le maîtrisant : en brisant la loi, l'infracteur a atteint la personne même du prince ; c'est elle - ou du moins ceux à qui il a commis sa force - qui s'empare du corps du condamné pour le montrer marqué, vaincu, brisé. (...) En fait, pourtant, ce qui avait sous-tendu jusque-là cette pratique des supplices, ce n'était pas une économie de l'exemple (...), mais une politique de l'effroi : rendre sensible à tous, sur le corps du criminel, la présence déchaînée du souverain. Le supplice ne rétablissait pas la justice; il réactivait le pouvoir".

Publié dans philo-barsuraube

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