Sur la parole poétique et la question du dire

Publié le par Sébastien FRACHEBOIS

Voici un texte de Robert Antelme, intellectuel français déporté durant la seconde guerre pour sa participation à la Résistance. Antelme, dans L'Espèce Humaine, raconte son expérience de prisonnier politique à Dachau et Buchenwald. Dans le texte qui suit, tiré d'un article paru dans Le patriote résistant (n°53, 15 Mai 1948), Antelme dénonce cette parole accaparée et détournée des hommes revenus des camps, forme bienveillante de négation de leur propre témoignage. Antelme trouve alors dans la poésie de Maurice Honel un des rares exemples d'une parole de vérité, d'un "dire vrai" qui atteint la réalité même des camps, dans sa dimension la plus concrète et la plus essentielle, et d'une parole en même temps accessible aux oreilles de ceux qui n'en étaient pas. Voici ce qu'en dit Antelme, suivi d'un poème d'Honel...

 

Robert Antelme "Témoignage du camp et poésie"  in Le patriote résistant, n° 53, 15 Mai 1948, texte reproduit dans Textes inédits sur L'Espèce Humaine. Essais et témoignages, NRF, Gallimard, 1996,   p 47

"On veut parler ici du recueil de poèmes de Maurice Honel, Prophétie des accouchements. La poésie courait sûrement moins le risque de composer ce témoignage nu, "objectif", cette sorte d'acte d'accusation abstrait, cette photographie qui fait seulement frémir, mais qui n'enseigne pas explicitement. Elle pouvait par contre risquer de fuir la réalité des camps, de ne la laisser entrevoir qu'à travers un contrepoint mélodique, à travers les thèmes d'une nostalgie (soleil, rires, couleurs, etc.) enveloppant cette réalité de brouillard, de mots, mais ne la pénétrant jamais.

Les poèmes d'Honel nous semblent au contraire un exemple rare de pouvoir de la poésie, comme évocation et signification de la situation de l'homme dans le camp. Presque jamais ici le poète ne lâche (ou n'est lâché par) l'objet, le fait, qui s'imposent dans leur réalité presque mythologique. Mais jamais l'objet ou le fait ne surgissent hors du temps, ne sont un phénomène pur.  Dans "La soupe", par exemple, il y a bien la toute puissance de la gamelle, de "l'épais", il y a bien l'envoûtement presque total de l'homme par la faim, mais il y a aussi la protestation contre elle, il y a la conscience qui ne se dissout pas sous l'oppression. On retrouve presque toujours dans ces poèmes ce doucle mouvement : la suggestion du fait comme chose qui happe, qui va tout absorber et aussi le flux contraire, lancinant, de la revendication de l'opprimé qui ne fuit pas le fait, mais qui l'assume et s'exerce sans cesse à le surmonter. On retrouve ainsi presque toujours le mouvement qui donne au moment évoqué toutes ses chances de surréalité, et le mouvement inverse qui intègre ce moment dans la conscience ey dans la durée de l'existence là-bas.

C'est l'essence de la poésie d'exprimer l'expérience, réalité constamment vécue, contestée et assumée, et qui définit en somme assez exactement ce qu'on appelle l'"expérience" des camps. L'usage de ce vocable indique que jamais autant sans doute la conscience n'aura été mise à l'épreuve, jamais autant les notions reçues n'auront été remises en question, puis réaffirmées comme des certitudes , ou au contraire, balayées comme des mensonges.

La poésie de Honel représente une forme assez complète de la prise de conscience, au sens concret, de l'homme dans le camp. Elle y parvient notamment par le rythme haché, sec comme des coups de talon, que l'on retrouve dans presque chaque poème. Ce rythme contribue à entretenir un humour étouffé, surgissant parfois, humour "incassable" qui n'apparaît pas comme une sorte de "Tout est dérision", mais au contraire comme le sursaut le plus avancé de la conscience, comme la pointe ultime de son effort de résistance au coeur de l'horreur.

Il sera nécessaire d'étudier plus profondément les poèmes qui ont été publiés sur les camps. Tous expriment l'acharnement du détenu à faire surgir une clarté de la réalité la plus oppressante, ou tout au moins à entretenir, souvent en tentant de fuir cette réalité, la vie inlassable de la conscience. témoignage ou prophétie, la poésie des camps est celle qui a le plus de chances d'être la poésie de la vérité."

Maurice HONEL Prophétie des accouchements, "La Soupe", Ed° FNDIRP, in Textes inédits sur L'Espèce Humaine. Essais et témoignages, NRF, Gallimard, 1996,   p 51

LA SOUPE

4 pas

Pas de chance

4 pas jusqu'au tonneau

4 avant moi

Celui devant a sa chance

Il arrivera au fond

Du tonneau

La louche balance

Le destin d'abord est pris de haut

Tout est clair

Tout est eau

Dans cette soupe qu'on ne remue pas

Au fond est l'épais

L'épais suspendu à 4 pas

Je les fais

Malchance

Le capo ne se penche pas c'est trop bas

C'est un autre tonneau qui commence

 

Et le monde n'éclate pas.

Publié dans philo-barsuraube

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